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    26 septembre 2012

    Un essai tonique et passionnant sur le cheminement vers une oeuvre et sur ce qu'être écrivain veut dire

    En retraçant la genèse du roman (dont le succès, depuis sa parution au printemps 1965, ne s’est jamais démenti, au point qu’il est devenu un classique et fut, très rapidement, donné à étudier en milieu scolaire aux USA), Daniel Keyes (né en 1927) revient sur ses débuts en littérature. Une jeunesse dans un milieu peu favorisé, où il promet à ses parents, pour les satisfaire, qu’il deviendra médecin, quand bien même le désir d’être écrivain le taraude déjà. Des petits boulots, un embarquement dans la marine marchande dont le récit ne manque pas de piquant (mais le roman qu’il en tire alors, lui, ne vaut pas grand-chose, il le reconnaît), le tout dans le but de payer ses études.

    Et, finalement, l’orientation définitive vers la littérature, avec encore divers jobs toujours en vue de financer ses études, de psychologie, sociologie, anthropologie mais aussi de lettres. Il atterrit, par chance, dans le milieu de l’édition des pulps, ces fameux magazines bon marché qui pullulaient alors aux Etats-Unis, où il est chargé de la sélection des histoires à paraître. Il en profite pour essayer à nouveau sa plume, sous un nom d’emprunt, récoltant au passage quelques critiques sans concession qui l’aideront à progresser de manière notable. Parallèlement, Daniel Keyes entame une psychanalyse, afin de pouvoir la pratiquer ultérieurement.
    En 1953, suite au déclin des pulps (du fait de l’essor des livres de poche et de la télévision), Keyes en vient à travailler au profit de Stan Lee, en rédigeant des scénarios de BD d’horreur, fantastique et SF. Il poursuit ses études littéraires avec succès pour changer à nouveau de métier et commencer à enseigner comme professeur remplaçant dans un lycée, le but étant toujours de conserver le plus de temps possible pour l’écriture. En 1956 il publie dans « Galaxy » sa première nouvelle SF, « The Trouble with Elmo ». En 1957, il réussit l’examen nécessaire pour enseigner l’anglais et se voit en outre confier un cours de création littéraire ainsi que deux classes spéciales pour des élèves dont le QI est assez bas.
    La description de cette période de la vie de Daniel Keyes présente un double intérêt : elle donne un aperçu du milieu littéraire SF de l’époque ; et, surtout, elle offre l’étude, fascinante, des mécanismes en marche dans la création littéraire. Car l’auteur, au fur et à mesure, pointe chacune des « expériences et images » qu’il engrange dans ce qu’il appelle sa « cave mentale, où elles hibernent dans le noir jusqu’au moment où elles sont prêtes à contribuer à des récits », en l’occurence la nouvelle « Des fleurs pour Algernon ».
    L’un de ces éléments sera le déclencheur ou peut-être, plus exactement, le catalyseur qui mènera à ce récit, dont l’idée avait déjà germé en lui mais sans qu’il ait son angle d’attaque. Il s’agit d’un incident survenu dans une des classes spéciales dont était chargé Keyes.
    A la fin d’un cours, un garçon vient le trouver et lui demande s’il s’agit d’une « fausse classe… pour les idiots ». Keyes s’en sort comme il peut et le garçon reprend en lui expliquant qu’il n’est pas dupe et qu’il « veu[t] devenir intelligent ». Ce garçon qui veut devenir intelligent, ce sera Charlie, le héros de la nouvelle, dont l’image n’a pas fini de hanter l’auteur.

    La nouvelle initiale (35 pages) publiée en avril 1959 dans « The Magazine of Fantasy and Science Fiction » où elle fait la couverture, recueille un succès immédiat et récoltera l’année suivante le prix Hugo. Elle figure à la fin du volume (il faudrait que je la lise et relise le roman dans la foulée, pour apprécier à sa juste valeur le travail de l’auteur).
    Lorsque Daniel Keyes décide, en dehors d’autres projets d’écriture en cours, de la développer pour en faire un roman (311 pages bien serrées dans mon édition), il ignore qu’il lui faudra plusieurs années jalonnées de révisions et de réécritures pour y parvenir, ou plus exactement être satisfait de ce qu’il aura produit. Là aussi, il marque les étapes de ce redéploiement de l’histoire et montre comment, progressivement, il s’attache à doubler la courbe intellectuelle (ascendante puis descendante) de Charlie d’une courbe affective et, in fine, d’une troisième courbe, spirituelle. Le tout s’appuie, de même que pour la nouvelle, sur des éléments concrets vécus ou provoqués (comme la visite d’un hospice pour attardés), transposés dans l’histoire de son personnage, ce qui permet d’ailleurs à l’auteur, dans certains cas, de les dépasser, la transposition faisant alors figure de catharsis.
    Il sera aussi question de transposition dans le domaine du cinéma (avec un problème récurrent concernant la fin, que les réalisateurs voudraient changer car trop tragique), du théâtre et de la comédie musicale.

    Dans tout l’ouvrage, Daniel Keyes se livre avec beaucoup de sincérité et, je trouve, d’humilité. Il nous permet de plonger dans les arcanes de la création d’un texte et fait apparaître l’écrivain comme un individu-réceptacle de toutes sortes d’expériences (choses vues, entendues, senties…) qui le marquent durablement, qu’il en ait ou non conscience et ressurgiront pour donner consistance à ses écrits. J’ai apprécié en outre toutes ses réflexions sur la critique littéraire, à laquelle un auteur ne peut être, quoi qu’il en dise, qu’hypersensible, notamment bien sûr dans son versant négatif. Il note au passage qu’une critique initiale assassine (justifiée ou non), venant d’un journaliste influent, risque de contaminer toutes celles à venir et de nuire considérablement à la promotion du livre. Mais il reconnaît son aspect positif lorsqu’elle émane, par exemple, d’un éditeur particulièrement clairvoyant et respectueux de l’auteur, comme Dan Winckenden, des éditions Harcourt, qui décida, après plusieurs tentatives infructueuses de l’auteur auprès d’autres maisons d’éditions, de publier le roman « Des fleurs pour Algernon ».
    A noter, aussi, les considérations de Daniel Keyes sur l’interprétation de l’œuvre : la seule fois où il a répondu à une question de ce genre, visant à lui faire expliciter ce qu’il avait voulu transmettre, il a constaté qu’il décevait son interlocuteur parce que ses propos limitaient l’étendue des possibles. De cet incident, il a déduit qu’il ne revenait surtout pas à l’auteur de dire comment son œuvre devait être interprétée, car « […] lorsque l’auteur se lance dans une explication ou une analyse de son travail, il le banalise. ».

    « Algernon, Charlie et moi » est un essai tonique et passionnant sur le cheminement vers une œuvre remarquable et, plus généralement, sur ce qu’être écrivain veut dire.